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Sophie-Emmanuelle Chebin

“Grow or die”? Vraiment?

2025-12-07

Stratégie

Décembre est un mois particulier dans la vie des organisations. Un moment où l’on tourne la page, où l’on fixe des objectifs, où l’on cherche à démontrer ambition et vitalité. Et, presque invariablement, ces objectifs se traduisent par une hausse des revenus. Croissance du chiffre d’affaires, augmentation du volume d’affaires, expansion des marchés…

Avec l’inflation et la montée des coûts d’exploitation, cette orientation peut sembler naturelle. Et pour bien des organisations, elle fonctionne admirablement : certaines équipes prospèrent dans des environnements de forte croissance; certains dirigeants s’y épanouissent et y trouvent une énergie contagieuse.

Mais une question demeure pertinente : la croissance est-elle le seul modèle valable? Et surtout, pourquoi revient-elle si facilement comme premier réflexe de planification?

Dans plusieurs mandats, nous observons une tension qui ne relève pas tant de la fatigue que d’une forme de rétrécissement stratégique. Le « grow or die » s’est imposé comme une norme culturelle, presque un réflexe pavlovien dans l’univers des affaires. À chaque fin d’année, la mécanique s’enclenche : on révise les revenus, on ajuste les cibles, on ajoute quelques points de pourcentage — comme si ce rituel confirmait, à lui seul, la vitalité de l’organisation.

La croissance… c’est un levier, puissant certes, mais qui gagne à être choisi consciemment, plutôt que déclenché automatiquement.

Pourtant, la littérature récente pointe vers une réalité plus nuancée : la croissance n’est ni un gage de pérennité ni un signe d’ambition en soi. C’est un levier, puissant certes, mais qui gagne à être choisi consciemment, plutôt que déclenché automatiquement.

Le propos n’est donc pas de remettre la croissance en question ou de prôner un ralentissement à tout prix. Il est plutôt d’ouvrir un espace stratégique plus large : et si l’on cessait de croire qu’il n’existe qu’une seule trajectoire valable?

La croissance : un levier, pas une idéologie

La croissance est un moteur formidable. Elle stimule l’innovation, attire les talents, structure les équipes, nourrit la fierté interne. Elle peut même créer un élan culturel difficile à reproduire autrement.

Mais lorsqu’elle devient un impératif moral, lorsqu’elle sert davantage à démontrer quelque chose qu’à soutenir un projet d’organisation, elle perd une partie de son sens. Et elle peut parfois masquer des enjeux de fond : processus fragiles, absence de priorisation, dépendance à quelques clients, gouvernance floue, ou encore manque de clarté interne.

Le véritable enjeu n’est donc pas la croissance, mais l’automatisme. Le réflexe qui nous amène, année après année, à poursuivre une trajectoire dont nous n’avons pas toujours redéfini la pertinence. L’enjeu tient au fait que, trop souvent, le « combien » précède le « pourquoi ».

C’est là que s’ouvre un champ d’alternatives stratégiques.

Changer la question : de “combien voulons-nous croître?” à “pourquoi et comment croître?”

Cet ajustement de posture est subtil, mais déterminant. Il permet d’éviter la croissance défensive — celle qui répond à la pression du marché ou à la peur de perdre du terrain — pour lui substituer une croissance intentionnelle, soutenable et cohérente.

Voici quelques questions qui méritent d’être posées, bien avant celle des cibles :

  1. Croître, pour servir quoi?Une mission? Une ambition collective? Une transformation attendue? Ou simplement le besoin d’être perçu comme performant?
  2. Croître, mais à quelles conditions?Les organisations les plus durables sont souvent celles qui connaissent précisément leurs capacités d’absorption : en talents, en systèmes, en gouvernance, en culture organisationnelle.
  3. Croître, mais avec quel niveau de risque?La littérature montre que les cycles d’hypercroissance exposent davantage aux ruptures : ruptures de cohésion, ruptures de qualité, ruptures opérationnelles.
  4. Croître, mais à quel coût d’opportunité?Pour chaque initiative ajoutée, quelle initiative renonce-t-on à approfondir ou à consolider?

Ces questions ne ralentissent pas les organisations. Elles les rendent plus lucides.

Croître autrement : trois alternatives concrètes

1. Consolider avant d’accélérer

Dans plusieurs organisations, les dirigeants hésitent à consolider, craignant d’y voir un ralentissement. Pourtant, dans la majorité des cas, consolider, c’est préparer la vitesse.

Clarifier les rôles, renforcer les processus, moderniser les systèmes, revoir la structure de gouvernance, mieux définir la priorisation : ce sont des leviers qui permettent non seulement de croître, mais de le faire en augmentant la capacité interne, plutôt qu’en multipliant les contraintes.

Les organisations résilientes que décrit HBR partagent un point commun : elles ont investi dans leur colonne vertébrale avant d’accélérer.

2. Faire évoluer le modèle plutôt que gonfler le volume

La croissance ne repose pas nécessairement sur l’augmentation du chiffre d’affaires. Elle peut passer par :

  • une amélioration de la marge
  • une capacité accrue à valoriser les expertises distinctives
  • une réallocation des efforts vers les segments les plus porteurs
  • la réduction volontaire de projets peu alignés
  • une amélioration de la qualité de service

Autrement dit, croître autrement peut être tout aussi ambitieux que croître plus vite.

3. Redéfinir la réussite comme un équilibre, pas seulement un résultat

L’idée n’est pas nouvelle, mais elle demeure peu intégrée aux pratiques de planification. Les organisations qui performent durablement évaluent :

  • la cohésion réelle de leurs équipes
  • la stabilité des talents clés
  • la qualité et la fréquence de leurs décisions stratégiques
  • la prévisibilité de leur modèle d’affaires
  • leur capacité à traverser les cycles sans réinitialiser tout le système

Cette forme de réussite ne s’oppose pas à la croissance. Elle la rend possible à long terme.

Vers un récit stratégique plus large

À l’aube d’une nouvelle année, plusieurs dirigeants s’apprêtent à fixer leurs cibles. La tentation est grande de reconduire la trajectoire connue : quelques points de croissance, une volonté d’expansion, une ambition renouvelée.

Et pourtant.

La véritable maturité stratégique se trouve peut-être dans cette capacité à élargir le récit, à se rappeler que la croissance n’est pas une fin en soi, mais un levier parmi d’autres. À reconnaître que certains dirigeants prospèrent dans des cycles rapides, tandis que d’autres bâtissent des organisations remarquablement solides en misant sur une croissance maîtrisée.

Changer ce récit ne signifie pas ralentir.
Cela signifie choisir.

Choisir ce que l’organisation est prête à vivre. Ce qu’elle a les moyens de porter. Ce qui servira réellement son projet. Ce qui préservera sa cohérence interne, sa culture et sa capacité d’agir.

Parce qu’une entreprise capable de croître sans se dénaturer — ou de consolider sans s’excuser — est une entreprise qui durera. Une entreprise qui ne se contente pas de suivre le réflexe pavlovien de l’industrie, mais qui ose réfléchir autrement, avec lucidité, avec courage et avec un profond respect pour les personnes qui la font vivre.