Photo par Ania and Tyler Stalman

Sophie-Emmanuelle Chebin

Une légende du monde ferroviaire s’éteint : au revoir Hunter Harrison!

2017-12-16

Actualité

Le 16 décembre dernier s’éteignait E. Hunter Harrison, une figure mythique de l’industrie ferroviaire moderne nord-américaine et un maître des transformations corporatives. Passionné, charismatique et craint, il ne laissait personne indifférent.

Mes années au CN sous la gouverne de Hunter Harrison

J’ai eu le privilège de côtoyer cet homme plus grand que nature lors de mon passage au CN. Dans le cadre de mes fonctions au sein du département juridique, j’avais l’occasion de le croiser au détour d’une acquisition ou de la préparation d’une rencontre du conseil d’administration.

Toutefois, c’est lors de ma présence à son célèbre Hunter Camp — une retraite de trois jours où il transmet directement aux employés ses principes de gestion et sa passion du chemin de fer — que j’ai appris à découvrir l’homme derrière la légende. Nous avions discuté tard dans la nuit de son appétit pour l’efficience opérationnelle et de son impatience à l’égard du personnel du siège social — dont j’étais — qui ne se salissait pas assez les mains dans les opérations à son goût. Pour lui, impossible de s’approprier une industrie ou une organisation sans en connaître les moindres rouages.

Lors de ses passages au siège social montréalais du CN, il était impossible d’ignorer sa présence; la tension montait immédiatement d’un cran! J’adorais alors m’échapper de ma tour d’ivoire juridique, comme il se plaisait à l’appeler, pour entrer dans la « suite exécutive » et saluer la cerbère du PDG, Monica, son indissociable alliée. Avec sa bénédiction, je pouvais parfois me glisser dans le bureau de Hunter pour une discussion à bâton rompu sur sa philosophie de gestion, sa dernière trouvaille opérationnelle ou le récit d’un pan de sa carrière de cheminot.

Je savais qu’il était temps de mettre fin à nos échanges quand, de sa voix de baryton, il déclarait avec son accent chantant du Sud : « Soooophie, you should have been a railroader! » Sourire malicieux à l’appui, son regard bleu acier me faisait comprendre qu’il n’estimait pas la profession qui était la mienne. À ses yeux, il nous assimilait, à « the flea on the dog’s tail »; une contrariété qui l’empêchait d’avancer à toute vapeur sur la voie de sa révolution ferroviaire.

Travailler sous sa gouverne « was a hell of a run ». Il n’en demeure pas moins que plusieurs de ses enseignements me sont encore fort précieux.

Au revoir Hunter!

De cheminot à PDG

Natif de Memphis, il grandit à l’ombre d’une gare de triage et se plaît à raconter ses premiers pas dans l’industrie, à 17 ans, comme lubrificateur de wagons pour Burlington Northern Railroad. Son taux horaire est alors de 1,50 $. Rien dans ces débuts modestes ne laisse présager qu’il dirigera plus tard quatre des plus importantes compagnies ferroviaires nord-américaines : Illinois Central Railroad, Canadien National (CN), Canadian Pacific Railway (CP) et CSX Corp.

Hunter Harrison, redresseur d’entreprises

Lorsqu’il quitte Burlington Northern Railroad pour joindre Illinois Central, l’entreprise est au bord de la faillite. Sous son leadership, elle devient l’une des entreprises les plus performantes du secteur. Selon lui, la transformation n’avait pas été trop difficile à réaliser; l’organisation n’ayant rien à perdre. C’est d’ailleurs lors de son passage chez Illinois Central qu’il aurait développé sa philosophie du Precision Railroading, un concept révolutionnaire dans l’industrie en vertu duquel le chemin de fer opère selon un horaire fixe plutôt que d’attendre que la quantité de fret soit suffisante. Ce changement opérationnel permet d’informer les clients des mouvements de fret en heures plutôt qu’en jours.

Lorsqu’en 1998, le CN — sous la direction de Paul Tellier — acquiert Illinois Central, certains se plaisent à dire que l’actif le plus précieux de ce chemin de fer — considéré alors comme l’un des plus efficaces en Amérique du Nord — est en fait Hunter Harrison.

Nommé responsable de l’exploitation, Hunter Harrison se bute à la culture bureaucratique du Canadien National. Celle-ci est à des années-lumière de son style de leadership : pragmatique, direct et sans fioritures. Le choc est brutal, tant pour Hunter Harrison, que pour les employés syndiqués et non syndiqués.

En 2003, il succède à Paul Tellier à titre de PDG du CN. Pendant son règne, il remodèle l’organisation en profondeur. Paul Tellier avait déjà imposé une importante cure d’amaigrissement à l’ancienne société de la Couronne. Hunter poursuit ce travail. Pour le plus grand bonheur des investisseurs, il propulse le CN de dernier à premier de classe en ce qui concerne l’efficacité opérationnelle. Dans le contexte, la transformation tient d’un véritable tour de force.

Poussé à la retraite en 2009, le PDG, tel un vieux lion blessé, se retire dans ses terres.

Imaginer qu’Hunter se plaît à élever des chevaux de compétition, loin de l’action, serait bien mal connaître l’homme fougueux et avide de défis. Aussi, lorsque l’investisseur activiste Bill Ackman de Pershing Square Capital Management lui demande son aide pour redresser CP, le concurrent viscéral du CN, on peut imaginer que l’homme n’a pas hésité longtemps.

Après une bataille épique, Bill Ackman remporte sa guerre contre les administrateurs et les gestionnaires du CP et installe Hunter Harrison à la tête du chemin de fer qui bat de l’aile. Entouré de plusieurs fidèles lieutenants qui traversent le continent pour le suivre du CN au CP, il entreprend de redresser l’entreprise. Fidèle à son modus operandi, il supprime des emplois, vend des actifs sous-utilisés, revoit les pratiques d’exploitation ferroviaire et déménagent les employés du siège social au centre-ville de Calgary vers une gare de triage. Les résultats ne tardent pas à se faire sentir et l’action bondit. La transformation est encore plus spectaculaire que celle réalisée au CN.

Début 2017, il cède prématurément les rennes du CP à son dauphin, Keith Creel, pour prendre à nouveau sa retraite. Retraite, qui une fois de plus, sera de courte durée.

Quelques semaines plus tard, il annonce qu’il se joint à CSX Corp. pour y réaliser une nouvelle transformation, selon un plan controversé. Celle-ci demeurera toutefois une œuvre inachevée!

Il laisse derrière lui un solide bilan de redressements d’entreprises. Il attribuait sa réussite à sa persévérance, à la remise en question du statu quo et aux cinq principes au cœur de sa philosophie de gestion : offrir un bon service, agir de façon sécuritaire, optimiser les actifs, contrôler les coûts et faire fructifier les talents.

Hunter Harrison, personnage controversé

On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs! Les réalisations professionnelles de Hunter Harrison ne sont pas sans provoquer plusieurs secousses sismiques.

Personnage controversé et polarisant, il ne fait pas que des heureux sur son passage. Fascinant pour sa compréhension fine de l’écosystème ferroviaire et sa capacité à mener à bien les changements culturels qu’il entreprend; dérangeant, pour sa tendance à ignorer les conséquences humaines de certaines de ses décisions et pour son avidité, Hunter Harrison n’est pas un tendre. Le chemin entre les gares de triage de son adolescence et le sommet de la hiérarchie corporative est parsemé d’embûches. Il se plaisait d’ailleurs à dire qu’il arborait plusieurs cicatrices faisant foi de ce parcours de combattant.

Réputé pour préférer la confrontation à la conversation, ses détracteurs lui reprochent souvent d’instaurer une culture de peur et d’extrême discipline, et de compromettre la sécurité des opérations. Sa généreuse rémunération — considérée comme indécente par plusieurs — faisait également l’objet de nombreuses critiques.

Il n’en demeure pas moins qu’au terme de sa longue carrière dans l’industrie ferroviaire, il aura révolutionné l’industrie et propulsé de nombreuses entreprises vers le sommet.

 

Crédit photo: Ania and Tyler Stalman / Canadian Business